J'ai eu le plaisir d'assister hier à un panel sur la "Neutralité de l'internet", mieux connu aux États-Unis et dans les cercles anglophones sous Net neutrality. Un gros débat fait présentement rage aux États-Unis sur ces questions, contrairement au Canada, qui pourtant n'a pas une situation beaucoup plus reluisante que son voisin du sud.

Le contexte canadien

En effet, au Canada, le réseau connectant tous les utilisateurs à l'internet est majoritairement contrôlé par Bell, Telus, Videotron, Rogers et Shaw. Ces 5 gros joueurs, à eux seuls, contrôlent 85% des des connexions à la maison. D'office, ces 5 compagnies ont réussi à élaborer un monopole (ou plus exactement un oligopole) total sur les services de télécommunications au Canada, de services aussi variés que la télévision, la téléphonie cellulaire ou traditionnelle et l'internet haute vitesse. Mentionnons aussi les autres marchés connexes tels les journaux et magazines, la radio et la production de contenu télévisuels des compagnies comme Bell et Vidéotron s'engagent par la propriété de Globe and Mail pour Bell et du conglomérat Québécor, propriétaire d'une grande partie des magazines et journaux du Québec.

Ces compagnies, en plus de régner sur ces domaines dans un monopole écrasant une fois mis ensemble, ne sont pas vraiment en compétition une fois examinés séparément: Bell, Vidéotron, Telus et Rogers ont tous leurs propres réseaux et il est impossible pour Bell de compétitionner avec Vidéotron, par exemple, en fournissant des services de câble en utilisant l'infrastructure de ce dernier. De la même façon, Vidéotron n'offre pas de service de téléphonie cellulaire ou satellite. Chacun a son créneau et il serait irréaliste de s'imaginer que ce milieu est en fait en auto-régulation dans un marché capitaliste idéal: il n'en est rien, malgré ce que prétend le ministre Maxime Bernier.

Les prix sont contrôlés par les monopoles, qui ont été mis en place par le gouvernement canadien lui même, en 1880. Et il serait difficile d'en faire autrement: pourrait-on imaginer, par exemple, 3 compagnies de cablo-distribution dans le même quartier, réseautant 3 systèmes de distribution distincts, et laissant aux consommateurs le véritable choix dans un marché équilibré? Bien sûr, ça ne ferait aucun sens, pas plus qu'il ferait du sens d'avoir des feux de circulation privés ou des voies réservées aux voitures "Ford" sur nos autoroutes. Ces infrastructures doivent donc être publiques ou à tout le moins fortement règlementées par des législations sévères qui empêchent les abus et la concentration de la propriété.

C'est par le gouvernement que les infrastructures de ces compagnies se sont créées. C'est par des subventions à la recherche et par des crédits d'impôts (donc nos impôts!) mais aussi nos paiements assidûs en tant que consommateurs que se sont développées ces réseaux.

Les problèmes

Maintenant qu'ils font partie de notre imaginaire collectif comme ayant toujours existé, ces compagnies assument désormais propriété directe de ces infrastructures et commencent à en contrôler le contenu. On distingue trois types d'abus de ce genre:

(Source: http://neutrality.ca/)

Ce que sont en fait en train de faire les compagnies, c'est de créer un "internet à deux vitesses" pour traduire l'analogie de Michael Geist (je crois), qui parlait de "two tier internet".

L'autre facette de la problématique est la stagnation technologique. Les monopoles n'ont pas intérêt à susciter l'innovation car elles sont une menace potentielle. L'internet sans fil, par exemple, menace le monopole des fournisseurs d'accès internet, ce qui les force à prendre position et tenter de contrôler le marché. De la même façon, l'IPv6 n'avance pas car il n'est pas profitable de se débarrasser de cette rareté articifielle qu'est une addresse IP, tout comme la création de noms de domaines de "haut niveau" (TLD) se fait au compte goutte.

Le même phénomène se retrouve finalement dans l'allocation des permis d'utilisation de radio alors qu'une immense majorité du spectre est réservée au gouvernement et au privé qui se pavoise dans ses technologies traditionnelles et désuètes (AM, télévision) alors que de réelles innovations explosent dans le 1% qui reste publiquement disponible (Internet sans fil, téléphones sans fil, etc).

Un dernier aspect sur lequel je veux insister est la charge éthique et sociale que recèle certaines technologies. Un bon exemple est l'ADSL, appelé plus communément l'"internet à haute vitesse", qui est un acronyme pour Asymmetric Digital Subscriber Line. Le mot clef ici est "asymmétrique": le débit de la connexion est inégale selon qu'on envoit ou reçoit de l'information, évidemment pour favoriser la diffusion vers le "client* plutôt que de lui permettre de diffuser sur le réseau, ce qui recoupe en fait la discimination technique mentionnée plus haut. Ainsi, a priori, l'implantation de l'internet à haute vitesse a l'effet paradoxal de forcer les gens à consommer l'internet comme ils consomme la télévision ou d'autres media alors que le medium est lui-même fortement interactif et décentralisé dans sa nature originale.

Les "alternatives"

Il est très difficile d'envisager, à ce stade, vers quelle technologies ou entités se tourner pour tenter d'éviter ces écueils. Plusieurs voies ont été mentionnées lors du panel de discussion. Des plus intéressantes, je vois évidemment l'internet sans fil citoyen ou municipal. Pensons à ce que fait Île Sans-fil ou Wireless Toronto. Ces initiatives, cependant, bien que parfaitement louables, ne font qu'un pas qui n'est pas suffisant à court terme pour offrir la connectivité à une ville entière. Aux États-Unis, certaines municipalités ont commencé à implanter du sans-fil de façon systématique et parfois gratuite, ce qui a évidemment pour le moins déplu aux grosses compagnies de télécommunication. Sous pressions des lobbys, des lois ont donc été passées dans 14 états américains pour empêcher l'implantation d'internet sans fil municipal (et donc public) sous prétexte que cela nuirait à la sacro-sainte compétition, alors que ces mêmes lobbys militent activement pour dérégulariser les télécommunications lorsqu'ils en ont le monopole.

Au Canada, la question de l'internet municipal a à peine été effleurée lorsque la ville de toronto, plus précisément Toronto Hydro a lancé un projet pour couvrir 6km carrés du centre ville de Toronto par de l'internet sans fil. Prévu pour être gratuit durant les premiers 6 mois, le service est voué à devenir payant, à des taux comparables à ce qu'offrent Telus, Bell ou Rogers. C'est un marché énorme, plus qu'une réelle infrastructure, qui est développée ici, car a priori, Toronto Hydro devient simplement un autre service de télécommunication, un autre monopole avec les mêmes problématiques de fond.

En conclusion...

En bref, des compagnies ont maintenant le monopole sur les différents systèmes de communication qui connectent notre monde et par lequel toutes nos communications passent désormais. Ils abusent abondamment de leur pouvoir. Ils ont brisé le contrat social qui leur permet d'exister, et nous avons donc l'autorité, la légitimité et l'obligation morale de demander le redressement de cette situation, en demandant le démantèlement de ces conglomérats, ou en appliquant des règlementations plus fortes pour contrôler leurs actions. Je pencherais personnellement sur une nationalisation générale des systèmes de communications tout comme je crois toujours à un système de santé universel plutôt qu'à un système à ... deux vitesses.

Dans tous les scénarios, le réseau doit être neutre: tout traffic doit être traité de façon égale, sans égard à la provenance, la destination ou au contenu. Toute modification sortant de ce cadre impose une surcharge matérielle et économique qui peut potentiellement être contournée de toute façon.

Quelques ressources

Notez finalement que mon survol et mon analyse est le résultat d'une réflexion relativement hâtive et d'une rédaction spontanée ("brain dump") pour finalement exprimer mes préoccuppations sur le sujets. J'apprécierait les critiques, commentaires, suggestions, corrections, etc.

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